26/11/2017

Rose et Thyphéon

   Un jeune homme et son amie se promènent par un beau soir d'octobre sur les chemins mal éclairés du parc Lafontaine. 
 
   Leurs mains soudées, ils sont l'image même du couple qu'on retrouverait sur un timbre-poste si les fonctionnaires fédéraux responsables du choix des objets et des événements à immortaliser, se penchaient davantage sur la beauté d'états comme celui-ci au lieu de ne viser que la commémoration d'un bâtiment sans âme ou d'une figure royale sans grand intérêt.
 
   Ils ont une petite heure à faire fondre avant de se rendre au bal des finissants du module de Théâtre. Ils sont vêtus à la manière des bourgeois du siècle dernier. Veston à queue et chapeau haut de forme pour lui, ample robe de velours rouge brodée de faux fils d'or pour elle.
 
   Pour bien camper leurs personnages dans le présent, ils ont décidé d'ajouter au décorum vestimentaire, la substance des mots et des idées de l'époque, bref, pour faire plus vrai, d'agir et de parler comme s'ils étaient ces gens. 
 
   Et comme il est plus difficile pour un poisson de respirer hors de l'eau que pour eux de s'exprimer sans emphase dramatique, formation oblige, le jeu devient rapidement celui des excès verbaux.

   Pour l'exercice ils se sont rebaptisé Thyphéon et Rose.
 
   La soirée est fraîche, les sentiments chauds, les feuilles tombent en tournoyant et quelques rares oiseaux frissonnent des cui-cuis. Mains dans le dos et le menton bien haut, Thyphéon s'arrête et s'adresse à Rose et aux nuages:
 
   - Rose, bien-aimée Rose, seule rose du bouquet de ma vie, sachez très chère que même avec vous à mes cotés, je sens un petit vide en moi. Ça me brise de vous le dire mais je ne peux me résoudre à vous cacher quoi que ce soit.
 
 C'est à peine le soupçon d'une ombre d'un manque impalpable, mais réel. Ma mie, pouvez-vous comprendre qu'il me faudrait vivre une expérience originale, nouvelle, parallèle à ce qu'offre mon étal quotidien? Quelque chose de grandiose, un test de la vie, un imprévu auprès duquel je pourrais vérifier la nature de ma fibre profonde? Pouvez-vous le comprendre Rose chérie? J'ai besoin d'un idéal, d'un défi...
 
   Rose déplace délicatement une feuille morte du bout du pied droit, avant de répondre.
 
   - Phéon, mon Phéon, aaaaah, Thyphéon de mon coeur, typhon de mes pensées, s'il en est ainsi mon compagnon, si c'est là votre désir le plus profond, amour, pourquoi ne tâtez-vous pas un peu de politique?
 
   Thyphéon, du talon de son soulier à boucle, remit où elle était la feuille que Rose avait déplacée.
 
   - Mais, chérie, ma rose éclose, faire de la politique serait beaucoup trop difficile. Vous laisser seule avec nos enfants à éduquer, vous n'y pensez pas? Cet emploi m'éloignerais bien trop souvent de vous pour m'empêcher d'y dépérir rapidement.

J'ai des idées à défendre, cela s'entend. Mais si le prix à payer pour aller en débattre avec des inconnus dans un parlement quelconque est de m'éloigner de vous, mon âme sœur, j'en mourrais. Non merci ma mie, pas de politique pour moi.

 
   Rose réfléchit en ramenant vers elle la feuille morte en appliquant l’arête de la semelle de son bottillon gauche sur la tige tout en initiant un mouvement rotatif.
 
   - Alors mon amour, ma raison de vivre, rendez-moi heureuse, comblez-moi de fierté, devenez athlète. Vous éblouirez le monde de vos exploits. Car pour vous Phéon, étoile de mon ciel, je sais, sans doutes possible, que seuls les Jeux Olympiques sont une option à la hauteur de vos talents et de vos capacités...
 
   Thyphéon, songeur, étale du bout du pied la feuille humide que Rose, par le mouvement qu'elle lui avait imposé, avait roulé sur elle-même.
 
   - Mais Rose, ma symphonie, vous savez bien que je n'ai pas le physique pour entretenir de tels espoirs. Et j'ai le cœur qui se gonfle de peine au simple constat qu'en vous disant ceci, je vous déçoit.
 
   Alors Rose, laissant transpercer un brin d'impatience, écrase la feuille du talon dans un mouvement de rotation qui l'assure de la mettre en morceaux.
 
   - Alors la musique, ou le cinéma. Ou devenez millionnaire, Phéon chéri. Vos seules limites sont celles que vous vous imposez. Vous cueillez au jardin de votre esprit pour moi, ce bouton de philosophie si souvent. Je vous le rends maintenant.
 
   Un peu agacé, Thyphéon disperse du pied les restes de la feuille. Il se permet un court silence avant d'ajouter:
 
   - Ma joie de vivre, je crois finalement que j'ai bien plus besoin de musique et de vin que d'un idéal. Si on allait maintenant visiter cette société qui nous attend?
 
   Les deux jeunes acteurs hésitent...puis sont incapables de réprimer un petit rire complice. Elle fait un petit saut de ballerine, taquine.
 
   Vous m'invitez alors? 
 
   Le jeune homme, encore tout à son rôle, soulève solennellement son chapeau et le colle à son torse.
 
   Si vous ne venez pas, je n'y vais pas non plus. 
 
   Sourires francs. Leurs mains se rencontrent. Ils quittent le parc sous la couronne volage de quelques hirondelles.
 
   Et une feuille morte vient couvrir parfaitement les restes de la précédente.